CHAPITRE X
Il haletait bruyamment, à la limite de l’asphyxie, mais la distance entre lui et ses poursuivants ne semblait pas s’accroître. Ses longues foulées démesurées le projetaient en avant, succession de bonds prodigieux. La mer était lisse, plane, aussi figée qu’un miroir, et il courait sur l’eau, le regard vissé à la ligne d’horizon. La peur lui donnait des ailes.
Un bref coup d’œil par-dessus son épaule lui permit de constater que la meute ne le lâchait pas. Et brusquement, alors que rien ne le laissait présager, la mer perdit de sa rigidité sous ses pas. Elle devint gluante, retenant ses talons, ralentissant ses mouvements. Il redoubla d’efforts, ahanant, contraint d’utiliser ses bras pour extirper ses jambes du magma élastique. Il sentait son visage se crisper de terreur. Ils étaient là, tout proches, l’apostrophant. Il percevait leur respiration saccadée. S’échapper !
Soudain, des doigts grêles se plantèrent dans son bras gauche. Il ne voulait pas regarder, mais sa tête pivota d’elle-même. Marrie ! La naine arborait un rictus diabolique, qui découvrait une rangée de chicots, et brandissait un énorme couteau.
— Tu es à nous, Simon ! gronda-t-elle d’une voix glaireuse, anormalement grave. Il n’y a pas de fuite possible, tu appartiens à Fasnet pour l’éternité ! L’éternité…
*
Simon ne put se rendormir après ce cauchemar. Il s’enveloppa d’une vieille couverture dégageant des remugles de coquillages pourris et assista, transi, à la levée du jour, qui s’annonçait triste et pluvieux.
Il songeait à Lama sans discontinuer, et sa peine était grande. Il avait eu de l’attachement pour elle, beaucoup d’attachement. Ils s’étaient connus trop peu de temps, mais il gardait d’elle des images d’une grande intensité. Ses gestes, son sourire creusant une fossette à chaque coin de sa bouche, le parfum naturel de sa chevelure noire, le velouté de sa peau…
Il avait l’impression qu’elle avait disparu. Pas qu’elle était ailleurs, non, mais que son corps, son âme, s’étaient évanouis dans l’espace et le temps, comme ceux de tous les membres de la communauté. Un moment, même, il douta de la réalité de Fasnet et de ses occupants. Avait-il réellement vécu là-bas ou bien était-ce le fruit de son imagination, le délire d’un long rêve dont il venait d’émerger ? Non, non. Le souvenir du corps de Laïna, de ses élans amoureux, de la longue moustache de Morse, du visage laid et fripé de la naine, tout cela était trop net au fond de son esprit pour qu’il eût pu l’inventer.
Le vent avait encore forci. L’embarcation filait ses douze nœuds, franchissant les creux dans de grands claquements de sa coque contre les vagues. Une éclaircie troua en une longue faille le plafond de nuages lourds qui défilaient rapidement d’est en ouest. Simon voulut piocher dans un des sacs de toile mais se retint au dernier moment. Il n’avait pas encore assez faim.
Que ferait-il s’il ne rencontrait personne durant des jours et des jours, s’il épuisait ses provisions avant de trouver quelqu’un ? Il pouvait se nourrir de poissons, bien sûr, traquer les volatiles avec l’arc, ou encore plonger pour remonter les algues comestibles que Laïna lui avait appris à reconnaître et différencier. Mais il se refusait à penser à cette éventualité. Il ne pouvait imaginer qu’on le rejetât de tous côtés.
*
Le troisième jour, le temps se remit au beau, quoiqu’il fit un froid vif. Simon fut contraint de s’emmailloter le corps et la tête dans son unique couverture, après y avoir découpé des bandes pour se protéger les mains. Ses pieds, envahis d’ulcères, ne supportaient aucun contact.
Il mangeait peu mais, pour l’heure, ne chassait ni ne péchait. Laïna n’avait pas lésiné sur la nourriture. Viandes et poissons fumés, œufs cuits, champignons secs… Tout cela en quantité. Il espéra que ceux de Fasnet ne s’étaient pas aperçus de sa ponction dans le garde-manger commun.
Il occupa une partie de cette journée à soigner ses jambes avec l’onguent que l’adolescente avait joint aux provisions. Les plaies suppuraient et le cuisaient en permanence. La douleur était encore avivée par les embruns salés qui ne manquaient pas de le tremper à intervalles réguliers.
Une escouade d’émerillons lui tint compagnie sur plusieurs lieues, tantôt formant des cercles gracieux à la verticale du voilier, tantôt l’encadrant de son vol majestueux. Parfois, l’un des oiseaux, sortant du rang, chutait dans les flots, pour réintégrer le groupe, plus vif que l’éclair, une forme argentée prise au piège de ses serres impitoyables.
Simon envia la puissance, la maîtrise, la simplicité de ces créatures ignorantes des tourments existentiels. Elles disparurent dans l’après-midi comme elles étaient venues, se fondant dans le voile laiteux du ciel. « Un présage, songea le jeune homme, mais bon ou mauvais ? »
Sixième jour. Un choc sourd ébranla le bateau, tirant brutalement Simon de sa torpeur. « Un récif ! Nous sommes touchés… » La panique déferla en lui comme une cataracte. Lâchant la barre, il inspecta rapidement la coque, de l’intérieur. Pas de fêlure, ni de voie d’eau. La mer, alentour, ne lui révéla aucune anomalie. Elle était d’huile, grise, immobile. Il se rassit, dérouté.
Il n’était pas loin de croire que son esprit lui avait joué un tour, lorsqu’un second coup furieux fit frémir l’embarcation tout entière. Il y eut un grand remous côté proue. Simon fit décrire un large cercle au voilier. Il distingua alors brièvement une forme oblongue en mouvement sous la surface. Son volume était tel qu’il crut avoir mal vu. Nouveau choc.
Inquiet, il bloqua la barre et chercha un harpon sous le banc. Il se posta à bâbord, légèrement penché à l’extérieur, les yeux écarquillés sur les eaux opaques d’où montaient des myriades de bulles. Impossible de distinguer quoi que ce fût.
Ce furent l’instinct et la vivacité qui lui permirent de rester en vie. Il se rejeta en arrière une fraction de seconde avant que ne jaillît des flots une énorme gueule plate, à la large bouche affublée de trois longues paires de barbillons. La bête heurta lourdement le rebord du cotre puis disparut sous ce dernier. « Un silure ! Bon sang, je n’en ai jamais vu de pareil, c’est un véritable monstre ! »
Il changea de bord. Un coup, sous le voilier, manqua de le déséquilibrer. « Saloperie ! Il va me faire une brèche quelque part ! » Le poisson réapparut à une longueur de bras sur tribord. Le harpon de Simon le rata d’un pouce. L’animal s’éloigna. Le jeune homme suivit des yeux son corps ondulant puis le perdit soudain de vue. Des informations relatives au silure lui revinrent alors en mémoire. Aucune ne faisait état d’une telle agressivité chez le poisson.
Une sueur glacée perla au front de Simon. Pouvait-il sortir vainqueur d’un affrontement direct avec ce phénomène d’au moins quatre cents livres ? Pourquoi ne pas mettre les voiles et filer sous le vent ? Mais c’était ridicule. Un petit voilier ne pouvait rivaliser de vitesse avec une bête pareille.
Il cherchait toujours une solution, lorsque le silure fit exploser la surface d’une prodigieuse détente, pour s’écraser sur le plat-bord du cotre dans une gerbe d’écume et un fracas de cataclysme. L’embarcation s’inclina dangereusement. Simon n’eut pas le réflexe de se retenir au mât. Il bascula par-dessus bord.
L’eau, glacée, lui fit l’effet d’une décharge électrique. Il hurla, en avala une grande bolée, toussa, s’étouffa mais parvint à ne pas couler et à ne pas lâcher le harpon, toujours serré dans sa main droite.
Quelque chose frôla ses pieds. Sa peur confinait à l’hystérie. Il battit des jambes, frénétiquement, dans l’espoir de se rendre insaisissable, agitant son bras armé en tous sens pour éloigner l’ennemi. Son bateau dérivait avec lenteur, s’éloignant de lui. Il y eut une éruption d’écume à dix brasses. Un sillon fendit l’eau comme une balafre grandissante, venant droit vers le jeune homme. « Il revient ! Je ne veux pas me faire dévorer ! »
Vidant ses poumons, il s’immergea totalement. Une poignée de secondes lui suffit pour adapter sa vision à la clarté trouble qui régnait sous la surface.
Une masse noire se matérialisa au-dessus de lui. Il en discernait clairement les contours, en contre-jour. Elle était encore plus impressionnante, vue sous cet angle. Plus de trois fois la taille d’un être humain.
Un violent mouvement de nageoire caudale, et le silure pivota. Simon distingua la large gueule écrasée, avec ses yeux enfoncés, qui plongeait sur lui. Il tendit les bras pour l’écarter en un geste involontaire et désespéré. Le choc le projeta en arrière. La bête passa tout contre lui. À présent ses poumons le brûlaient.
Coup de reins terrifié, battements furieux des pieds, et il émergea, la bouche béante, la face violacée, les yeux fibrillés de sang. Il prit à peine le temps de gorger ses poumons de l’oxygène salvateur. La peur le mordait rageusement à la nuque. « Où est-il ? »
Il tourna sur lui-même, les bras écartés à l’horizontale pour se stabiliser. Un ondoiement d’eau attira son attention, à dix brasses de sa position. Comme si un combat se déroulait dans les profondeurs, à cet endroit. Bouillonnement écumeux, auréoles de vagues concentriques. Il découvrit avec consternation qu’il n’était plus en possession de son arme.
Le silure se projeta hors de l’eau, survola un instant les flots, avant de s’y abattre à nouveau dans un fracas assourdissant. Le harpon était fiché aux deux tiers dans ses tripes, irrémédiablement planté. L’animal se tordait, agité de spasmes d’une violence inouïe, ouvrant la mer sous son ventre perforé. Blessé à mort, il tentait de se débarrasser de la pique qui lui déchirait les entrailles. Il plongea et reparut plusieurs fois de suite. Sa queue frappait hargneusement la surface de l’océan. Puis il s’évanouit dans l’immensité liquide.
Simon le chercha de tous côtés, en vain. La mer recouvrait peu à peu son aspect normal, ridé, ondulant.
Le cotre dérivait toujours, nonchalamment, tel une coquille abandonnée. Il avait décrit un large arc de cercle, ballotté par les courants contraires, sans s’éloigner réellement. Le jeune homme le rejoignit en longues brasses régulières. Il s’y reprit à trois fois pour monter à bord, s’entortilla dans la couverture, épuisé, frigorifié, et se contraignit à ne plus trembler en contrôlant son rythme respiratoire.
Il jouissait de l’instant présent, conscient d’avoir vu la mort de près, presque étonné d’être hors de danger. Lorsqu’il releva la tête, un quart d’heure s’était écoulé. Le silure flottait sur le ventre, à cent coudées, définitivement inerte, comme cloué sur l’eau par le harpon. Il paraissait plus gros encore mort que vivant.
Simon eut un rire sans joie. Une petite phrase s’imprimait dans sa tête, clignotante, semant le désordre dans ses idées. « Le silure est un poisson de rivière. Que fichait-il en haute mer ? »
*
Onzième jour. Soif. Les réserves d’eau douce s’amenuisaient dangereusement, et Simon s’obligeait à ne boire que deux fois par jour. Trois gorgées, le matin, autant le soir. Côté nourriture, l’ascétisme auquel il s’astreignait lui permettait d’espérer cinq à sept jours de répit. Après quoi, il faudrait qu’il se nourrisse exclusivement de poissons et de fruits de mer.
Ses jambes le faisaient atrocement souffrir, rongées qu’elles étaient de plaies infectées. Le contact avec l’eau de mer y éveillait des pulsations intolérables. L’onguent n’y suffisait plus. Parfois, des troubles de la vision contraignaient le jeune homme à fermer les yeux de longues minutes. Des taches scintillantes dansaient alors sous ses paupières jusqu’à ce que la sensation de brûlure disparût complètement.
Il évitait de penser, ayant constaté que la réflexion n’apportait aucune réponse aux questions qu’il se posait. Au contraire, elle aggravait son angoisse devant l’avenir et le néant qui l’entourait.
*
Treizième jour. Un bruit réveilla Simon. Les douleurs refirent immédiatement surface, cortège de courbatures et d’élancements cuisants auxquels il s’habituait tant bien que mal. Il entendait des voix. « Je deviens fou… »
Un rapide coup d’œil à cent quatre-vingt degrés lui permit de constater que la situation n’avait pas changé. Il était toujours seul, en plein désert liquide. Au-dessus de lui glissaient de rares volatiles indifférents.
Les voix s’élevèrent encore, diffuses et cependant assez proches ; des plaintes d’une infinie tristesse. Simon fut debout d’un bond, alarmé.
— Il y a des gens, murmura-t-il pour lui-même.
Il scruta encore l’horizon, de tous côtés, les paupières plissées et la main en auvent sur le front. Les gémissements résonnèrent de plus belle, étonnamment nombreux.
Soudain, il les vit. Plusieurs silhouettes dressées hors de l’eau – il en compta cinq – qui se tournaient vers lui pour un déchirant appel au secours. Son cœur s’emballa dans sa poitrine. Débloquant la barre, il vira sur tribord, sans quitter un instant des yeux les malheureux. Le cotre s’élança, comme galvanisé par l’événement, sa voilure tendue à bloc.
Y aurait-il assez de place pour tous dans le bateau ? Qu’était-il advenu de leurs embarcations ? Comment pouvaient-ils être encore en vie, perdus en haute mer ? Peut-être cela signifiait-il que la terre était proche ?
Il laissa échapper un cri de surprise. Il était à présent suffisamment près pour constater que ce n’était pas des hommes. Trognes mafflues hérissées de soies raides, aux lèvres charnues divisées en deux lobes épais, yeux minuscules dépourvus de paupières, enfoncés dans la chair de la face, nageoire munies d’ongles courts, comme rongés, et corps énormes à la peau lisse, terminés, par des queues aplaties en forme d’éventails.
— Bon sang, des lamantins ! lâcha Simon, dépité.
Il ne savait s’il devait rire ou pleurer.
Les plaintes ne cessaient pas. Au contraire, elles semblaient redoubler d’intensité, maintenant qu’il était parmi eux. D’autres animaux sortaient de l’eau, cambrés, battant des nageoires pour attirer davantage son attention.
Il remarqua que l’un d’eux se tenait à l’écart. Un fardeau reposait à plat sur son dos. La bête se déplaçait avec une lenteur extrême, décrivant de larges cercles autour du voilier, visiblement désireuse de s’en approcher mais retenue par la crainte que son occupant ne fût agressif.
Leur démarche à tous était consciente, Simon s’en fit la réflexion. Ils cherchaient à lui communiquer quelque chose. Il s’accroupit, calmement, tendit les mains vers eux, économe de ses gestes pour ne pas les effrayer. Deux d’entre eux, venant jusqu’à lui, le laissèrent complaisamment flatter leur gros museau. Ils appréciaient la caresse et donnaient de petits coups de tête dans ses mains lorsqu’il faisait mine de cesser. Les autres se pressèrent bientôt contre les flancs du voilier, quémandant à leur tour une marque de sympathie.
Ce fut comme un signal pour l’isolé, qui vint droit vers l’embarcation. Sur son large dos, aussi gris et rond qu’un galet, le paquet qu’il véhiculait eut un frémissement. Simon retint une exclamation de stupeur. C’était un homme. Le lamantin ralentit l’allure lorsqu’il fut à proximité du cotre puis vint s’accoler à la coque, signifiant ainsi qu’il souhaitait être débarrassé de son faix.
Le cœur de Simon explosa en coups redoublés. En fait, ce n’était pas, ou plus tout à fait, un être humain. Son corps était dépourvu de toute pilosité, son crâne lisse et totalement glabre. Sa peau, couverte d’écailles de plus ou moins grande taille – dont certaines paraissaient sur le point de tomber – avait l’apparence de celle d’un poisson. Le jeune homme remarqua la palmature très prononcée de ses mains et de ses pieds. « Un ichtyos. Morse en avait parlé… »
L’homme-poisson n’était pas mort. Sa poitrine se soulevait régulièrement, quoiqu’avec une lenteur inquiétante. Il présentait une blessure à la cuisse gauche. Une plaie malsaine, assez large et peu profonde. Apparemment, une fracture. Simon avait la conviction absolue qu’il croisait un ichtyos pour la première fois de son existence. Impossible de détacher son regard du corps inanimé, moitié poisson, moitié humain.
Les lamantins s’agitaient. Plusieurs se mirent à geindre. Une plainte langoureuse, semblable à celle d’un petit enfant. « Ils veulent que je m’en occupe… »
Il glissa ses bras sous les jambes et les épaules de l’ichtyos. Le contact fut déplaisant, presque pénible. L’être avait une peau froide, rêche et grumeleuse, bien plus épaisse que celle des hommes. Sa légèreté étonna Simon. Guère plus de cinquante livres. Le soulevant sans difficulté, il l’étendit entre deux bancs, au fond du voilier. Quelques écailles se détachèrent au cours de la manœuvre, mettant à nu un derme marbré, violacé.
Les animaux ne voulaient manifestement toujours pas s’en aller. Ils suivaient la dérive du bateau, formant cercle autour de lui, restant à égale distance les uns des autres, comme pour en assurer la protection. « Prodigieux ! » songea Simon, fasciné par leur manège. » Ils le considèrent comme un des leurs ! »
Il supposa que, blessé à la suite d’un affrontement avec une touille ou autre créature belliqueuse, l’homme-poisson avait été porté par ses compagnons. Ils avaient dû se relayer, lui évitant ainsi de mourir d’épuisement. Une intelligence rare – et déroutante – que celle de ces mammifères.
Mais rien de tout cela n’éveillait sa mémoire, qui restait désormais muette. Les informations acquises ne lui donnaient pas la moindre sensation de familiarité. Toutes les amarres avec son passé étaient rompues.
Il toucha l’ichtyos, prudemment, ce qui ne tira pas l’être de son inconscience. Il fouilla alors son sac, examinant les médicaments, trouva finalement le baume cicatrisant dont il se servait depuis des jours pour traiter ses ulcères. Il entreprit d’en appliquer sur la plaie de son nouveau compagnon. Ses gestes étaient lents, mesurés. Il ne souhaitait pas que son patient sortît de son évanouissement pendant qu’il le soignait. Ensuite, il récupéra une vieille rame brisée qui gisait au fond d’un des coffres-bancs, en vue d’en faire une éclisse. Trop longue. L’abattant sèchement sur son genou, il la brisa aux deux tiers.
« Morse serait là, il en aurait une attaque… » Le bois, à Fasnet, avait un tel caractère de rareté que l’acte qu’il venait de commettre s’apparentait fort à un sacrilège. Il palpa la cuisse de l’ichtyos tout au long du fémur, du genou à la hanche, suivant le tracé de l’os. Le contact de cette peau le faisait frissonner de dégoût. Impossible d’assimiler une telle créature à un être humain. Mutation ? Adaptation exceptionnelle du métabolisme au milieu marin ? Connaîtrait-il seulement jamais la réponse à ses questions ?
Les deux morceaux de l’os ne semblaient pas s’être déplacés l’un par rapport à l’autre. L’homme-poisson sursauta violemment dans son inconscience, pendant que Simon examinait sa jambe. Surpris, un peu effrayé, le jeune homme s’écarta. Il avait dû trop appuyer à un endroit sensible.
Un incroyable mélange de sentiments divers agitait son esprit. Peur et dégoût, toujours dominants, curiosité avide et – chose nouvelle – pitié, devant cet être vulnérable, physiquement amoindri et probablement aussi seul que lui. Il attendit que la poussée d’adrénaline responsable de l’affolement subit de son rythme cardiaque se fût estompée pour achever son travail. Il plaqua l’attelle contre la cuisse, la fixa avec des bandes de tissu découpées dans sa couverture – dont la taille diminuait dangereusement – réalisant ainsi une sorte de bandage local du membre brisé.
Une bruine glacée se mit à tomber, alors que le ciel, divisé en deux parties bien distinctes, hésitait entre le gris et le bleu. À la jonction des nuages et de l’azur naquit un arc-en-ciel splendide qui se perdit loin dans les flots, tel un pont colossal entre la mer et les cieux. Simon contempla un long moment le spectacle, émerveillé par cette débauche de couleurs dans son univers à deux teintes. Il lui procura un apaisement, une sérénité qu’il n’avait pas connus depuis des lustres.
*
Il criait sans entendre le son de sa propre voix, martelant de ses poings la paroi invisible et infranchissable qui le séparait de la vérité, de sa vérité.
Derrière ce mur translucide, il percevait son monde, celui dont sa mémoire avait gommé toute trace, à la fois si proche et si insaisissable. Des larmes ruisselaient sur ses joues, se mêlant aux embruns. Quelque chose retenait sa cheville, l’empêchait de faire le moindre pas. Chacune de ses tentatives pour se dégager provoquait des ondes de souffrance d’une violence inouïe, qui irradiaient du pied à l’aine. Un cri suraigu lui vrilla les tympans.
Il se dressa sur son séant, inondé de sueur, empêtré dans le plaid.
Debout à la proue de l’embarcation, l’ichtyos le contemplait avec horreur, les yeux écarquillés, le corps secoué de frissons irrépressibles. Ses yeux fous de panique, aux pupilles démesurément dilatées, allaient et venaient de Simon – l’homme blond barbu qui dégageait une aura de peur intense – à son membre emmailloté. L’être voulut bouger. L’amorce d’un pas lui arracha un grognement sourd. Il avait trop mal. Impossible de fuir. Son souffle s’accélérait.
Il haletait. Simon crut qu’il allait s’étouffer. Avait-il besoin, à un moment ou un autre, d’être immergé pour survivre ? Le jeune homme ne lui avait pourtant pas découvert de branchies.
Ils restèrent de longues minutes à se dévisager, aussi terrorisés l’un que l’autre, séparés par une paire de bancs et le mât, contre lequel était carguée la grand-voile.
L’aube arrivait. Déjà, de l’horizon, suintait une clarté parme qui nimbait les flots d’une iridescence surnaturelle. Simon changea de position pour chasser le fourmillement désagréable qui avait gagné l’une de ses jambes. Ses gestes étaient lents et calculés, mais l’ichtyos se tendit comme une corde d’arc, son thorax maigre se soulevant et s’abaissant sur un rythme effréné, tel un soufflet de forge emballé.
Le fait que l’être partageât sa peur rassurait un peu Simon. Il se sentait ainsi sur un pied d’égalité avec lui. Car, même diminué par sa blessure et chétif comme il l’était, l’ichtyos restait dans son élément – sans doute aussi à l’aise que n’importe quel poisson – et accompagné de cinq lamantins déterminés à ne pas l’abandonner. « Essayer de lui parler… »
— Comprends-tu ce que je dis ? prononça lentement le jeune homme.
L’autre sursauta, comme si on l’avait frappé par surprise. De ses yeux sans iris émanait à présent une sorte de stupéfaction mêlée d’effroi.
— Comprends-tu ma langue ? répéta Simon.
Son compagnon ne réagit pas davantage, se contentant de l’observer, tétanisé, tel une bête acculée. « Peut-être qu’il est sourd. »
Modérant toujours ses mouvements, Simon piocha dans son sac à provisions un poisson séché, vint le déposer sur le second banc, de l’autre côté du mât, puis se retira à la poupe. Là, il mordit dans un morceau de viande fumée – un pilon de volatile quelconque. Le goût, fort, l’écœura un peu, mais il s’obligea à mastiquer ostensiblement, pour mettre son hôte en confiance.
Il n’avait pas avalé trois bouchées que l’ichtyos, en se traînant sur les fesses, venait s’emparer de la nourriture offerte et l’enfournait tout entière dans sa bouche, dévoilant ainsi une dentition de carnassier. « Une première étape de passée », se dit Simon, soulagé.
Les lamantins couinaient étrangement autour d’eux. Ils évoluaient à la même vitesse que le voilier, conservant délibérément entre eux une distance égale.
Le matin arriva enfin. Un ciel terne et blanc, qui se libérait péniblement de l’obscurité, en longues estafilades parallèles.
Une escouade d’oiseaux se matérialisa subitement sur la ligne d’horizon. Simon la regarda progresser sous les nuages laiteux, tout en songeant qu’il était bien difficile de communiquer et d’être compris en ce bas monde. Les ailes se mouvaient majestueusement, avec une synchronicité parfaite. Lorsque la formation serrée fut presque à la verticale du cotre, l’un de ses membres décrocha soudain, piquant sur l’embarcation avec une rapidité stupéfiante. Les autres suivirent, un à un.
L’ichtyos les vit du coin de l’œil. Il cria, sur le mode aigu, et tenta d’agripper le plat-bord afin de se jeter à la mer. Mais sa jambe blessée entravait ses gestes.
Au même, moment, un palmipède, glissant contre la coque, le frôla presque, comme pour l’intimider. Ses petits yeux noirs brillaient d’une haine farouche. Son long bec effilé, entrouvert, laissait deviner un embryon de langue rose. Un deuxième, puis un troisième goéland plongèrent à sa suite, à une vitesse impressionnante. Empoignant une rame, Simon se précipita à la proue. L’ichtyos, terrifié, cherchait à s’abriter sous un banc. Les volatiles les rasaient tour à tour, poussant des piaillements stridents, mais sans essayer encore de frapper. On eût dit un jeu sauvage, cruel, parfaitement orchestré. Une image troublante s’imposa à l’esprit du jeune homme. Celle d’un chat affolant la souris prise au piège.
Levant la rame au-dessus de sa tête, il lui fit décrire de larges moulinets pour éloigner les oiseaux. Ceux-ci voletaient à présent sans relâche autour du cotre, dans un tumulte épouvantable de criaillements. Simon réussit à atteindre l’un d’eux, trop imprudent. Le coup lui brisa l’aile. Il tomba dans l’eau, surnagea quelques instants puis fut happé sous la surface.
Cet événement sembla provoquer la fureur de ses congénères, dont les tournoiements frénétiques redoublèrent. « La moindre erreur de ma part, et c’est la curée… »
La panique le gagnait. Il savait qu’il ne fallait surtout pas y céder mais assistait, impuissant, à sa propre perte de sang-froid.
Les goélands virent finalement en l’ichtyos une proie moins vivace. Quatre ou cinq oiseaux s’abattirent sur lui. Il hurla, piqué au sang par les becs acérés, battant des bras sans parvenir à les effrayer le moins du monde. Sa plaie s’était réouverte.
L’odeur du sang exacerbait la hargne des volatiles. Simon dut venir à l’aide de son compagnon. La rame assomma trois autres attaquants. Un quatrième, le crâne fracassé se prit dans les filins de la voilure. Il y resta empêtré, tel un emblème morbide, les plumes frissonnantes dans la brise du matin. Une huitaine d’agresseurs le cernaient encore, mais ils paraissaient moins acharnés, se contentant de piqués prudents qui n’atteignaient plus leur but.
L’ichtyos s’était recroquevillé en position fœtale, terrifié, la peau barbouillée de sang. Écorchures superficielles, heureusement. Simon le repoussa doucement sous le banc afin de le mettre totalement à l’abri. L’autre se laissa faire sans réagir.
La peur se diluait à présent, en reflux apaisants, desserrant son emprise sur le jeune homme, dont la respiration reprenait peu à peu un rythme raisonnable. Peut-être était-ce le soleil qui perçait, faiblement mais avec insistance, à travers les nuées blêmes ; à moins que ce ne fût la vue des cadavres épars, ou le fait que les palmipèdes qui le survolaient ne l’assaillissent plus de criaillements agressifs.
Des crampes tiraillaient les muscles de ses épaules et de ses bras, trop sollicités, mais il redoubla d’énergie, se découvrant soudain vainqueur possible de l’affrontement. Deux autres goélands heurtèrent la rame de plein fouet. Il entendit avec jubilation les petits os craquer sous le choc. Les oiseaux tombèrent comme des pierres, disloqués, morts avant d’avoir atteint la crête des vagues. Les survivants se regroupèrent aussitôt, effectuèrent un virage à cent quatre-vingt degrés au-dessus du voilier et repartirent vers le sud comme ils étaient venus.
Simon eut un cri de victoire. Il ahanait, épuisé, ruisselant. Du bout de l’aviron, il décrocha le goéland pris dans les cordages. Ne plus les voir. Inspectant soigneusement le ciel, il n’y décela plus trace des belliqueux volatiles.
Les nuages s’étiraient, s’effilochant et se trouant en maints endroits, où le soleil s’empressait de passer pour balayer les flots de ses rayons obliques.
Un pincement au ventre rappela au jeune homme que l’en-cas, avalé beaucoup plus tôt avait été léger. Son hôte n’avait pas quitté sa cachette. Il s’en approcha, partagé entre l’envie de rassurer l’ichtyos et la répulsion instinctive qu’il éprouvait à son contact.
L’être, complètement crispé, respirait bruyamment, avec dans la gorge des sifflements de mauvais aloi. Subitement inquiet, Simon le prit par les épaules et le tira doucement hors de l’abri, avec des mots lénifiants, comme ceux que l’on répète à un enfant sortant d’un cauchemar. L’autre ouvrit les yeux, le contempla avec effarement mais ne tenta pas de s’écarter. Plus la force, probablement.
Simon essuya ses estafilades à l’aide d’un reste de chiffon humidifié d’eau de mer – il ne pouvait se permettre de gaspiller le peu d’eau douce qui lui restait – non sans détacher une poignée d’écailles translucides. Il se demanda si le phénomène n’était pas douloureux pour l’ichtyos mais conclu finalement que c’était certainement l’équivalent de la chute de cheveux ou de poils chez les humains.
Il replaça correctement l’attelle, refit tous les nœuds qui la maintenaient contre la jambe. Son patient l’observait avec insistance, parfaitement conscient des soins qu’il lui prodiguait. Leurs yeux se rencontrèrent un bref instant. Simon crut voir de la reconnaissance dans ceux de l’homme-poisson. Comme une lueur éphémère, mais qui lui procura une joie ineffable. Celle d’être utile et reconnu.
*
Deux jours avaient encore passé, interminables, empreints d’une grisaille poisseuse et omniprésente. Un vent de force cinq hérissait la mer et les poussait plein ouest.
Les rapports entre les deux occupants du cotre s’amélioraient d’heure en heure. Un certain climat de confiance s’était instauré. L’ichtyos avait compris qu’on ne lui voulait aucun mal, qu’il ne serait ni torturé ni abattu, et son compagnon avait admis cette différence physique qui l’angoissait tant auparavant. Il ne percevait plus la violence larvée, prête à exploser, qui habitait jusqu’alors l’homme-poisson.
Simon avait découvert que l’autre comprenait son langage, même s’il ne pouvait s’exprimer, n’étant pas habitué à la communication verbale. Dès lors, il avait commencé de lui parler. Il en éprouvait le besoin, car c’était pour lui un moyen de percer l’abcès de solitude et d’appréhension qui s’était développé dans sa tête.
S’il y avait eu quelqu’un dans les parages, il aurait découvert un spectacle plutôt insolite : un voilier mollement balancé par la houle, portant en son sein deux êtres dissemblables, escorté par une escouade de lamantins volumineux et nonchalants.